Alain Maison,
les empreintes sensible
« Le monde laisse une empreinte sur la toile quand je plaque la toile sur le monde. »
Ainsi s’exprimait Alain Maison lorsque je l’ai rencontré pour la première fois en 2004 à l’occasion d’une recherche sur le processus de création. La même détermination le guide encore aujourd’hui dans sa peinture. Alain Maison me disait sa constance :
« J’ai l’impression de toujours travailler sur la même toile, c’est continu, comme une existence, une condition… Ma singularité, c’est comme un trou pour aller chercher le but à atteindre. Le style, c’est la trace que je laisse quand je vais au but. »
Cette voie exigeante, qui ne cherche pas à plaire, qui fuit les petites facilités, engendre une vie d’artiste laborieuse, le confrontant au manque de visibilité et à la précarité matérielle.
« Peindre est une chance, une liberté parfois douloureuse mais pas un sacrifice. »
Et pourtant, il semble parfois découragé et meurtri jusqu’à mettre en péril son flux créatif. Mais, tel un funambule, il transfigure cette précarité dans sa création. Nous ne serions pas loin de penser que cette proximité de la chute, de l’abandon, dans le dénuement ascétique d’une vie vouée à être messager d’une empreinte du monde, lui est nécessaire.
Alain Maison ‘existe’ sa peinture, dans une relation étroite entre subsistance, pensée et méditation : une éthique traversant sa vie, une esthétique qui se fonde sur la présence furtive d’une figure essentielle de l’humain. Écoutons-le encore :
« J’ai l’intime espoir de voir apparaître une présence. Avant, je créais quelque chose qui nous lie en commun, les êtres, une peinture-terre, le plasma de la terre. Je tentais une écriture du corps. Aujourd’hui, je ne dissocie plus la peinture de ma réalité. Ce serait comme un yoga qui me transforme. Il est possible de transformer la personne en quelque chose de plus sensible, de plus présent, de plus substantiel. Est-il possible de transformer le monde avec de la pensée en acte ? Là est ma peinture. L’alchimie suprême, c’est de hisser la matière de la terre à la lumière. Pour cela, j’ai besoin du silence, d’un vide intérieur. J’ai besoin de ressentir une absence, près de la mort. Ce n’est pas loin de l’ennui. Il n’y a plus rien qui fonctionne, simplement une disponibilité à une présence autre. »
L’insistance du précaire agit comme une question qui traverse son rapport au monde et son art. Comment rendre, par le dessin et la peinture, le creux de la faille qui nous fragilise afin d’ouvrir sur cette richesse d’une sensibilité disséminée, d’une altérité indicible ? Comment atteindre et traduire cette étrangeté de notre présence au monde ?
Alain Maison évoque plus qu’il n’exprime, touche plus qu’il ne voit, écrit le corps plus qu’il ne représente une figure de corps. Il cherche le vrai qui ne peut être qu’approche du rien, du temps et de la mort. Les figures de Alain Maison interrogent la consistance de l’être et saisissent les moments de présence furtive repérés par lui comme moments de vérité. À distance inquiète, ces épures d’humain rien qu’humain émergent de la profondeur de la toile. Elles vibrent et gercent d’une évocation de l’effacement, de l’absence et du risque d’anéantissement. Une violence les traverse qui n’est pas celle, désespérée, d’un peintre mais réalité d’une violence inhérente à l’existence comme condition. Violence, elle est aussi celle des conditions d’existence, parfois de survie, d’inexistence jusqu’au non-être des oubliés, de ceux qui ne trouvent plus place parmi les humains ou qui sont refoulés, éjectés, exterminés comme déchets aux yeux des hommes sans faille. Seuls ou en horde, ces hommes, les vrais, sont prêts à tout pour préserver l’illusion de leur vérité et de leur unité au prix du nécessaire rejet de la différence et de l’hétérogénéité. L’esthétique de Alain Maison est donc aussi politique. Elle s’inquiète de l’humain dans sa précarité existentielle, contingente et matérielle.
À y regarder de plus près, à se laisser regarder par les figures de Alain Maison, il est une richesse que rarement un peintre nous offre, celle d’une liberté du regard. La présence suggérée, le trait vif et croisé ouvrant parfois à une géométrie de l’être, le mouvement et l’enchevêtrement de la forme, la désarticulation de la figure à la limite du chaos, l’émergence profonde de la lumière traversant la matière d’une peinture nourrie ou la vibration colorée d’une matière subjectile à vif, tout cela contribue à nous faire proposition, à susciter ce que Alain Maison aime à dire comme un toucher du regard convoquant autant la sensation que la pensée. Bien sûr, nous risquons un premier moment de vacillement, ne pouvant se raccrocher à une figure stable ou à une expression évidente. Mais l’œil décillé peut ensuite vagabonder et s’abstraire d’une quête ainsi dépassée de l’expression figurative. Avec Alain Maison, toute figure est abstraction, toute forme abstraite renvoie à une figuration de l’être. Alors, la présence n’a plus que faire de la contrainte de la représentation lisible. Elle émerge, évoquée, invoquée, souvent hagarde et égarée, de la surface du tableau qui devient profondeur de l’instant saisi d’une existence incertaine, fragmentée et précaire. Cette présence nous fait question sans douleur, avec un plaisir du regard qui facilite la mise en équation de notre indicible, tout cela sans emphase, avec une économie de moyens et une sobriété du trait qui n’a d’égale que celle du peintre.
Thierry Delcourt
A propos de
Alain Maison
Si la plupart des artistes contemporains sont devenus des maquilleurs de l’hérésie, des maquilleurs le plus souvent critiques d’ailleurs, c’est parce qu’ils ne peuvent, en dernière instance, mettre à mort ce qui leur donne de la “ valeur ”, ce qui les met en “ valeur ”, ils ne peuvent tuer la maladie, la fausse mort dont ils vivent.
Alain Maison n’est pas un artiste contemporain si par ce terme on entend ce qui a coutume de se médiatiser, dans une veine post-moderne un peu dénaturée, sous la forme d’une sacralisation fétichiste de la crise. Alain Maison n’est pas de ces “ chantres de la détresse culturelle ”*, de ces “ exhibitionnistes de l’aliénation ”* qui s’installent avec leur cri dans un travail séduisant et toujours-déjà désamorcé.
La démarche ne mord pas ici dans la chair morcelée du monde. Nous sommes au degré 0 du sarcasme culturel. A la fois art pour l’art et anti-art, le travail du peintre enracine ces deux extrémismes formalistes et esthétisants dans un art par la vie.
Une simple intensification de la vie, un non-art-en-vie. Non seulement l’art comme propriété nouvelle de la vie, nouvelle forme d’elle-même, nouvelle manière de bâtir et d’habiter, un art (de) circonstance, mais aussi, et en même temps, l’art comme arrachement à la vie, à ses turpitudes et à sa mort.
L’art donc à la fois comme découlant de la vie et s’y opposant, s’arrachant vie, dans un accroissement d’être et de conscience où la vie s’éprouve forme de vie en formation. Le “ par ” est de la vie à l’art. Et si “ pour ” il y a, un pour, non de célébration mais d’accélération, un pour, sans appel, sans pompe ni nostalgie, celui du peintre ici brûle sans détruire, emporte sans écraser, découvre, manifeste… sans rien affirmer, un “ pour ” dans lequel (se) dé-peindrait la vie et dont le peintre serait, non pas le canal neutre et objectif, cette idée est aussi absurde que la posture subjectiviste à laquelle elle s’oppose, mais une simple inclination (plutôt que déclinaison), un auto-effondrement, un auto-enfoncement en impression, une occasion pour la vie de s’intensifier, d’assister en atelier à sa propre émergence, à sa propre production, de (se) sentir, ou plutôt s’auto-affecter formes de vie dans la vie des formes. De là, peut-être, cette violence tellurique, à la fois franche, marquée et muette, suspendue, cette violence des traits et cette cruauté des tons qui conspirent-en-formes tout en défendant une espèce de singularité, une identité négative, d’insatisfaction, dont toute l’énergie semble venir du fait qu’elle se cherche “ elle-même ”, qu’elle ne trouve nulle forme dans laquelle se reposer.
Nulle aspiration. Une respiration plutôt, où des forces conspirent, se déchirent, s’interpénètrent en vertu d’une loi immanente indécidée qui est celle du processus de création – une “ force (de) loi ”, pour parler comme François Laruelle, dont la loi de force symbolique ne serait que la sinistre répression. Chaque touche, chaque ton apporte sa loi. Ce qui avait commencer de se stabiliser dans une loi est modifié, contrarié par une “ nouvelle ” force de loi. Chaque nouveau trait coloré modifie le tout, déséquilibre, incline… Le tout est un trou, qui, bien que délimité visuellement dans un plan et un cadre, n’en finit pas de s’échapper à lui-même et aux éléments qui le composent, n’en finit pas de s’engloutir, de glisser, de s’enfoncer en défonçant le regard.
Non pas parce qu’il serait toujours ailleurs – le tout de la vie est toujours là –, différé dans une quelconque transcendance, mais parce qu’ouvrir, en se dérobant à la maîtrise et à la domination, c’est sa manière d’être là…
D’où cet équilibre précaire qui se dégage du travail d’Alain Maison : à travers cette violence et cette douceur une chose unique cherche à se découvrir, une essence matérielle, une vie qui voudrait comme sortir de la mort qui l’enferme… Et si le peintre travaille ainsi à “ s’appauvrir ”, à s’appauvrir de sa nature, de sa connaissance et de sa mémoire, c’est pour mieux ouvrir, mieux partager ce qu’il peut y avoir d’essentiel, de révolutionnaire même, dans le simple fait de sentir, d’être “ la petite sensation ” dont parle Cézanne, la sensation qui absorbe, qui accroche en nous décrochant de tout…
Alain Maison peint pour défaire, pour dénouer, pour (se) libérer des tentations ascendantes qui nous font survoler et terrasser le monde. “ La peinture, dit-il, me permet de rester sur terre ; voilà pourquoi je n’arrêterais pas d’arrêter de peindre ”.
Ali Hmiddouch
Au grand bonheur,
la chance
Comment et pourquoi peindre aujourd’hui ? La peinture d’Alain Maison tente de répondre à cette double question. Mais ce n’est pas son seul mérite. La peinture est un questionnement sans réponse, une approche lente et patiente de l’indicible.
Alain Maison a dit quelque part : Le monde laisse une empreinte sur la toile quand je plaque la toile sur le monde.
Tel le sage, Alain Maison s’enferme à toute heure du jour dans son atelier, pour affronter la toile. La fameuse page blanche, qui précède le monde. Au commencement était le verbe, lit-on dans l’Evangile selon saint Jean. C’est faux, bien sûr : au commencement était l’acte. Le verbe s’est substitué aux gestes, comme une solution après coup. Et chaque jour que Dieu – ou quelqu’un d’autre – fait, Alain Maison reprend la même toile pour la frotter au monde, dans l’espoir de trouver des questions, quelquefois des réponses. Alain Maison interroge le monde, tout simplement. Inlassablement, obstinément, comme on reprend le même chemin escarpé qui mène à soi.
Peindre est une chance, une liberté parfois douloureuse, mais pas un sacrifice, dit encore Alain Maison.
La peinture est un choix, un moyen pour atteindre l’homme. Peindre, c’est s’affronter au miroir et tendre ce miroir aux autres. Il n’est donc pas anodin qu’Alain Maison ait fait le choix de décalquer l’humain, la figure de l’humain, sa présence fugitive dans la matière, dans la chair de la peinture. Rien de ce qui est humain n’est étranger au peintre de la face humaine. La face sous toutes ses faces, le pile et face de l’homme. Car peindre, c’est jouer, comme vivre. Vivre c’est jouer, comme peindre. A ce jeu-là, il arrive que le peintre brûle ses ailes dans la quête impossible des solutions. Il n’y a pas de solutions à nos vies. On le sait.
Alain Maison a choisi de placer sous le vocable de la chance les toiles que voici. La chance, c’est d’abord le destin qu’on jette, le hasard – qu’aucun coup de dé ne saurait abolir, selon le poète* ! La chance, c’est aussi la chute, le moment le plus sincère de l’homme.
Sommes-nous au monde ? Sommes nous là, ou ailleurs ? demandent ces visages torturés qui transparaissent dans l’épaisseur des lignes et des aplats. Depuis de longues années, Alain Maison tente d’éclaircir la notion de précarité. La précarité, c’est l’état brutal de l’homme face à lui-même, sa nudité face à l’horizon infini des questions sans réponses.
Faire le choix de la peinture dans le monde qu’on sait, c’est faire le choix d’une voie sans issue, périlleuse, précaire. Le peintre questionne le sens de sa vie et de toutes les autres, avec des tubes et des pinceaux, comme le sage le fait à l’aide de ses prières.
Toute peinture de l’homme qui s’efforce d’approcher le moment de vérité absolue : disparition, agonie, mort ou désespérance, se frotte à l’essentiel, à l’essence de l’homme : sa chute. L’homme n’est vrai qu’au moment où sa face écrase le sol qui l’a vu naître. Un certain critique a rangé Alain Maison et quelques autres artistes sous l’étrange bannière des peintres de l’agonie. S’agissait-il de l’agonie des peintres ou de celle de la peinture elle-même ? Si la peinture agonise, c’est parce que l’homme, encore et toujours, agonise.
Quoi qu’il en soit, c’est une chance de peindre, de se colleter avec le réel, avec l’homme, avec soi-même. Est-ce le meilleur moyen de parvenir à la connaissance ? Alain Maison ne le sait pas. Il ne sait pas où il va, ou plutôt, il ne le sait que trop. Pour lui, la chance, c’est d’approcher le gouffre, c’est d’accepter cette approche, c’est la revendiquer.
Cette confrontation avec l’inquiétude, avec l’infini des questions, l’angoisse d’être au monde – ou de n’y être pas tout à fait – ordonne un saut perpétuel dans le vide.
Peindre, c’est peut-être affronter ce vide, sans parachute. La chance, c’est de dépasser sa condition après avoir retrouvé, provisoirement, les ailes d’Icare.
En attendant les jours plus tristes où il n’aura plus besoin de peindre, Alain Maison étale, au grand bonheur la chance, ses couleurs sur la toile.
Patiemment, tel le sage, il s’approche de la réponse ; ou mieux, s’approche de la question.
Frédéric Chef
* Il s’agit de Stéphane Mallarmé.